Frantz FANON - Oeuvres - Hommage de Achille Mbembe
Il y a cinquante ans, Frantz Fanon disparaissait. Longtemps confinée à l’anonymat, son oeuvre complète vient d’être rééditée aux Editions La Découverte. L’occasion de redécouvrir la pensée vivante et vibrante de celui qui demeure un héraut de la lutte contre l’oppression.
Il y a cinquante ans, Frantz Fanon s’en allait après nous avoir légué son dernier testament, Les damnés de la terre.
Convaincu qu’être Français consistait à défendre une certaine idée de la vie, de la liberté, de l’égalité et de la solidarité entre êtres humains, il avait pris part, à l’âge de 19 ans, à la guerre contre le nazisme.
Au cours de cette épreuve, il découvrit qu’aux yeux de la France, il n’était qu’un « nègre », c’est-à-dire tout sauf un homme comme les autres.
Il en éprouva un profond sentiment de trahison.
Les brins s’étaient tordus, et au fil de multiples autres rencontres manquées, il se convainquit qu’il s’était trompé.
Peau noire, masques blancs – son premier livre – constitue en partie le récit de cette déconvenue.
Mais c’est en Algérie que Fanon coupa pour de bon le cordon qui le liait à la France.
La violence coloniale dont il fut le témoin et dont il s’efforça de prendre médicalement en charge les conséquences traumatiques se manifestait sous la forme du racisme au quotidien et, surtout, de la torture que l’armée française utilisait à l’encontre des résistants algériens.
Au cours de cette lutte à mort, Fanon avait pris le parti du peuple algérien.
La France, dès lors, ne le reconnut plus comme l’un des siens.
Il avait « trahi » la nation.
Relire Fanon aujourd’hui, c’est reprendre pour notre compte et dans les conditions qui sont les nôtres certaines des questions qu’il ne cessa de poser en son temps, et qui avaient toutes trait à la possibilité, pour chaque sujet humain et pour chaque peuple, de se mettre debout, de marcher avec ses propres pieds, d’écrire avec son travail, ses mains, son visage et son corps sa part de l’histoire de ce monde que nous avons tous en commun, et dont nous sommes tous les ayant droits et les héritiers.
S’il y a en effet chez Fanon quelque chose qui ne vieillira jamais, c’est bien ce projet de montée collective en humanité.
Cette quête irrépressible et implacable de la liberté nécessitait, à ses yeux, la mobilisation de toutes les réserves de vie.
Elle engageait le sujet humain et chaque peuple dans un formidable travail sur soi et dans une lutte à mort, sans réserve, qu’il devait assumer comme sa tache propre et ne pouvait déléguer à d’autres.
Dans le contexte colonial qui est la scène originaire de la pensée de Fanon, la montée en humanité consiste pour le colonisé à se transporter, de par sa force propre, vers un lieu plus haut que celui auquel il a été consigné pour cause de race ou en conséquence de la sujétion.
L’homme bâillonné, mis à genoux et condamné au hurlement se ressaisit de lui-même, escalade la rampe et se hisse à hauteur de soi et des autres hommes.
Ce faisant, il rouvre, pour lui-même et pour l’humanité toute entière, en commençant par ses bourreaux, la possibilité d’un dialogue neuf et libre entre deux sujets humains égaux.
Ceci dit, notre monde n’est plus exactement le sien – et encore !
Après tout, les guerres néo et para-coloniales refleurissent.
Les formes de l’occupation se métamorphosent, avec leur lot de tortures, de prisons secrètes, de mélange de militarisme, de contre-insurrection et de pillage des ressources au loin.
La question de l’autodétermination des peuples a peut-être changé de scène, mais elle continue de se poser en des termes aussi fondamentaux qu’à l’époque de Fanon.
Dans un monde qui se rebalkanise autour d’enclos, de murs et de frontières, elles-mêmes de plus en plus militarisées, et où le droit à la mobilité est de plus en plus restreint pour nombre de catégories racialement typées, le grand appel de Fanon pour une déclosion du monde ne peut que trouver d’amples échos.
Si dette nous devons à Fanon, c’est bien l’idée selon laquelle il y a, dans chaque peuple et dans chaque personne humaine, quelque chose d’indomptable, de foncièrement inapprivoisable, que la domination – peu en importent les formes – ne peut ni éliminer, ni contenir, ni réprimer, du moins totalement.
C’est la raison pour laquelle son oeuvre fut, pour tous les opprimés, une sorte de lignite fibreuse, une arme de silex.
Ce qui donne sa force et sa puissance à la voix de Fanon, c’est ce souffle d’indestructibilité et l’injonction au soulèvement qui en est le corollaire. C’est le silo inépuisable d’humanité qu’elle abrite, et dans lequel ont appris à puiser ceux et celles qui, hier, affrontaient le colonialisme et ceux et celles qui, aujourd’hui, s’efforcent de scruter l’aube.
A Lire
- Sortir de la grande nuit.
Essai sur l’Afrique décolonisée, Achille Mbembe, Ed. La Découverte, 2010
- OEuvres.
Peau noire, masques blancs / L’An V de la révolution algérienne / Les damnés de la terre / Pour la révolution africaine, Frantz Fanon, Préface d’Achille Mbembé, Ed. La Découverte, 2011
Nous relayons cet article d'altermondes*
* Cet article est paru dans ALTERMONDES, décembre 2011, revue trimestrielle de solidarité internationale
[Réd. 2011-12-19]